Alain Huguet : Un batelier sur le Canal du Midi

Si Alain Huguet vit désormais sur la terre ferme, il garde le pied marin. Il faut dire qu’à 75 ans, le batelier a passé la majeure partie de sa vie sur le Canal du Midi, c’est là qu’il a grandi, qu’il a fondé une famille et qu’il continue de naviguer quand l’envie de reprendre la barre devient trop forte. Quand on rencontre l’ancien marinier, on ne s’étonne pas que cet homme du Canal vienne de la mer : il en a la gouaille et la poigne. Passionné par le Canal du Midi, son histoire et ses hommes, il met fièrement en avant une collection de 120 ouvrages spécialisés, des livres qui lui permettent de remettre sa trajectoire au cœur de l’histoire passionnante d’un ouvrage hors du commun.

De la Seine au Canal

Chez les Huguet, on était marin puis marinier de père en fils. La famille vit en Bretagne jusqu’à ce que, dans les années 20, pour des raisons de santé, son marin de père « monte » à Paris embauché par une compagnie pétrolière. À cette époque, l’alcool fait des ravages chez les marins et les tuberculeux ne peuvent plus embarquer. Les plus chanceux deviennent salariés de compagnies de transport et passent du statut de marinier à celui de capitaine de marine intérieure. À la fin des années 20, la compagnie propose à Mr Huguet père de descendre les premiers pétroliers en région toulousaine, sur le Canal du Midi. Le climat y est plus favorable pour sa santé que le nord de la France, c’est d’ici qu’il ravitaillera les campagnes en hydrocarbures. Alain Huguet naît donc en 1944 à Montech, sur le bateau dont son père a la responsabilité. Comme le veut la coutume, il est baptisé à l’eau du Canal ! Pendant cette période, la péniche est sous la garde des soldats allemands qui convoient le pétrole jusqu’au dépôt d’essence de Montech. Durant cette période trouble, c’est une marinière qui accouche la mère d’Alain alors que deux jours après sa naissance, le bateau et le poste à essence sont bombardés par les alliés.

Une enfance sur le Canal

L’enfance d’Alain se déroule principalement au fil de l’eau, les logements des mariniers étant situés à l’arrière ou à l’avant des bateaux. À cette époque, avant la motorisation des embarcations, ce sont les chevaux qui tirent les bateaux sur les chemins de halage, mais chez les familles les plus pauvres, les hommes et les femmes sont également mis à contribution pour accomplir cette tâche de bête humaine. Les familles de mariniers sont nombreuses, au même titre que celle des Huguet. Il y a grand Jacques qui disparaît à l’âge de 3 ans, petit Jacques qui deviendra marin au large, Denise, la sœur aînée qui épousera un marinier, et Alain, le petit dernier. Enfants, ils suivent leurs parents dans leurs différents affrètements jusqu’au décès de leur père. A la suite, leur mère est « débarquée » (un terme qui marque la fin de la vie sur l’eau) à Bordeaux. Alain y est également envoyé dans un pensionnat tenu par des Jésuites, financé par les grands marchands de vins, qui accueille les enfants de mariniers et de gens de voyage. C’est ainsi que, dans sa classe, il côtoie un fils de la grande famille du cirque Zavatta. Alors âgé de 8 ans, il y restera jusqu’à ses 13 ans, avant que sa sœur ne le récupère sur le pétrolier dont elle a la charge avec son mari. Il sera matelot jusqu’à ses 21 ans, puis deviendra Capitaine, ce qui lui permettra de remplacer d’autres bateliers pendant les congés d’été.

À la faveur d’une panne de tracteur

Celle qui deviendra son épouse, Lydie, grandit dans une ferme à côté de l’écluse de Négra. Alors qu’elle s’apprête à aller travailler au champ sur son tracteur, ce dernier s’arrête net. Dépourvue, elle demande de l’aide à l’éclusière qui appelle à son tour des mariniers de passage qui quittent leur bateau pour prêter main forte à la jeune femme. Si le dépannage est rapide, l’histoire entre la fille de la terre et le marinier continue de s’écrire depuis à quatre mains. Les jeunes amoureux sont cependant séparés pendant 18 mois lorsqu’Alain part en Algérie. Pour autant Alain a le Canal dans le sang et dans cette rencontre, en plus de l’amour, il entrevoit la possibilité de concrétiser ses projets de navigation : Lydie deviendra son épouse et, dans le même temps, marinière.

Une vie au fil de l’eau

Ensemble, ils travaillent sur différents bateaux. Tous hébergent deux logements : celui du contremaître ou capitaine de marine intérieure qui vit avec son épouse à l’arrière du bateau, puis le matelot et ses proches à l’avant. En tant que « petite main », Alain a la charge de l’entretien et des réparations du bateau, il doit aussi tenir la barre et gérer le passage des écluses. Ces dernières étant fermées la nuit, les manœuvres se font tôt le matin à compter de 6h30 l’été et de 7h30 l’hiver. L’embarcation pouvait alors évoluer sur le Canal jusqu’à la fermeture des écluses à 19h30 l’été et 17h30 l’hiver. En été, Alain se lève dès 5h pour se préparer au passage de la première écluse. À noter : si un bief (passage de navigation entre deux écluses) faisait 50km, l’équipage était tenu d’aller jusqu’au bout, ce qui pouvait durer une partie de la nuit pendant laquelle les jeunes mariés se relayaient afin de dormir chacun à leur tour et pouvoir repartir tôt le lendemain matin. C’est à ce moment que les céréaliers, qui transportaient des céréales et des marchandises en vrac, ont complété la flotte déjà nombreuse des pétroliers, transportant des hydrocarbures. Environ 200 bateaux circulaient sur le Canal du Midi. Il arrivait bien-sûr que plusieurs bateaux aient à passer la même écluse au même moment, l’entraide était alors de mise entre les mariniers et leurs équipages qui passaient d’une embarcation à l’autre pour prêter main forte.

Quand on se croisait dans le bief, c’était également l’occasion de discuter quelques minutes et de remettre à son destinataire un peu de courrier donné par l’éclusier lors du passage de la dernière écluse. Ces échanges étaient le quotidien de la grande famille des gens du Canal qui avaient aussi bien leurs habitudes que leurs quartiers. Par exemple, le port des Pont-Jumeaux à Toulouse était le point d’amarrage des pétroliers. À l’écluse du Béarnais, pouvaient se présenter chaque matin près de dix bateaux, le premier passant à 6h30 et le dernier à 9h. Alain et son épouse ont aimé éperdument cette vie de nomade durant laquelle ils se réveillaient chaque matin à un endroit différent au son de la nature. Aucun bruit de circulation ne venait troubler leur quiétude, ni personne leur intimité, ce qui autorisait une certaine décontraction. Dans un contexte d’émancipation féminine, ces dames vivaient par exemple 4 mois par an en maillot de bain. L’hiver était en revanche plus rude pour les matelots qui s’équipaient de gants pour manipuler les barres, cordages et manivelles. Qui plus est, chaque année, outre le confort parfois sommaire des embarcations, les matelots n’avaient droit qu’à cinq jours de congés par an.

Au bord du « La Réole »

Pour le couple, le chemin est tout tracé. Une fois l’argent nécessaire économisé, ils achètent leur propre bateau qu’ils continuent de payer pendant plusieurs années en acquittant au vendeur un pourcentage sur leurs revenus de fret. Beaucoup de mariniers baptisaient leur bateau du nom de leur enfant. Bien qu’une petite Nathalie ait pointé le bout de son nez la même année, Alain ne peut changer le nom de son bateau sans l’avoir intégralement payé. Le temps que cela se fasse le « La Réole » était rentré dans leur vie et il ne fut plus question de changer son nom. Pourtant, il l’avoue, plutôt que Nathalie, il aurait aimé le nommer « l’Ivanhoé » pour honorer une vielle promesse faite à son frère et à sa sœur. « L’Ivanhoé » devait en effet rejoindre la « flotte familiale » déjà composée du « Rocambole » et du « Cid », tous ayant à cœur, si cela fut nécessaire, de donner un parfum d’aventure à leur vie de mariniers. Cette vie de liberté a cependant impliqué certains sacrifices, notamment vis-à-vis de leur fille qui, une fois en âge d’être scolarisée, vécut à terre, dans la famille de Lydie. Le couple la récupère régulièrement, dès que leurs voyages le leur permettent et pendant les vacances scolaires. Alain n’aime pas être qualifié de marin car à l’inverse de ses compagnons au large, à bord du « La Réole » il ne vit pas dans l’eau salée mais dans l’eau douce et n’est pas exposé aux vents. Pour autant, quand il s’agit de prendre la barre dans le torrent des 51 km qui sépare Langon à Bordeaux, il renoue avec les sensations de ses aïeuls. De même, lorsqu’on a ouvert le port de Bordeaux vers l’océan, il intègre, au gré de ses voyages, une dimension plus maritime que fluviale. Cette évolution va le conduire comme d’autres à passer le permis pilote de la Gironde qui va également lui permettre d’être opérationnel pour convoyer des marchandises vers les grands ports de Fos-sur-Mer, de Martigues ou de Marseille où l’on allait vider les céréales jusqu’à ce que le Canal du Rove ne soit obstrué par un éboulement en 1963. Dans le même temps, Alain fait évoluer son activité en adaptant son bateau. Il vend les cuves amovibles de son pinardier, dédié comme son nom l’indique au transport de vin, pour l’aménager dans le but de transporter des céréales. À la fin des années 60, les embarcations sont également électrifiées et les petites machines à laver et la télévision font leur apparition à bord. Certains s’équipent même de voiture, ce sera une Méhari pour Alain et sa famille, un luxe qui leur permet de récupérer leur fille plus aisément. Sur son ancien pinardier, Alain peut transporter jusqu’à 150 tonnes de blé, soit à l’époque, la capacité de 17 camions poids lourds. Mais les années se suivent et ne se ressemblent pas, le transport de marchandises étant étroitement lié aux aléas des productions agricoles. En moyenne, Alain et son épouse réalisent près de 25 voyages par an.

La bourse d’affrètement

Pour trouver de nouveaux convoyages, chaque marinier devait se tourner vers la bourse d’affrètement. Il en existait trois sur le Canal du Midi : à Toulouse, à Sète et à Bordeaux. En pratique, les transports étaient mis en bourse et attribués selon l’ordre d’arrivée du marinier et son désir d’effectuer tel ou tel transport. Lorsque le premier refusait l’offre de transport, elle était proposée au second et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle trouve preneur. Dans le cadre du contrat qui les liait aux affréteurs, il arrivait que les mariniers ne puissent décharger les marchandises dans les délais prévus, les bateaux devenaient alors des silos et continuaient de les entreposer. Ces situations permettaient d’arrondir les fins de mois, les mariniers étant payés en surestaries, c’est-à-dire en indemnités dûes par l’affréteur au propriétaire du bateau quand le temps de chargement et/ou de déchargement dépassait le délai initialement prévu au contrat. Une situation qui de l’aveu d’Alain, pouvait, en plus d’être rémunératrice, être fort agréable à Sète en plein été….

La fin des bateliers mais pas du « La Réole »

À la fin des années 70, le transport de marchandises sur le Canal du Midi est abandonné au profit du transport routier et de l’autoroute A61. Lydie devient surveillante dans une école du quartier de la Halle aux Grains à Toulouse. Elle confesse dans un premier temps son inadaptation à la vie terrestre mais elle s’accroche, passe son permis de conduire, se familiarise avec la circulation et les feux rouges pour finalement s’offrir une nouvelle vie à terre à tout juste 30 ans. De son côté, Alain est embauché par la Mairie de Toulouse pour assurer le transport de matières organiques dans les fermes alentours avant de terminer sa carrière au sein de la Station d’épuration de la ville. La plupart des mariniers « débarqués » vendent alors leur embarcation afin qu’elle soit recyclée (on en récupère les coques) ou la mettent à la casse contre une prime. Alors que les premiers bateaux d’habitation voient le jour sur la Seine, Alain et Lydie sont parmi les seuls mariniers du Canal du Midi à conserver leur péniche : ils y vivront pendant 23 ans… Dans le même temps, ils s’attèlent à l’aménagement d’un ancien dépôt à Gardouch et s’y installent définitivement il y a 15 ans tout en conservant le « La Réole ». Ils ne se séparent finalement du bateau qu’en 2019 après avoir acquis « l’Elfe » qui permet à Alain de reprendre sa vie au fil de l’eau quand bon lui semble.

Cette vie sur le Canal du Midi, Alain Huguet l’a aimée profondément, il arrive même qu’elle lui manque et certaines nuits, quand il embarque dans ses rêves, alors que d’autres courent, lui, navigue…

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